Déchiffrer l’insécurité

Le 10 février 2012

En France, le crime et la délinquance ont un prix: 115 milliards d’euros. En 2012, pour Marine Le Pen, qui y fait référence dans son programme, c'est le coût annuel de l'insécurité. Même des responsables de l'UMP accordent un crédit à ce chiffre. Nous avons retrouvé les données à l'origine de cette évaluation. La plupart d'entre-elles s'avèrent fantaisistes.

De l’UMP au Front national, le chiffre circule depuis près de deux ans dans les discours. Et il a la dent dure. Le crime et la délinquance coûteraient chaque année 115 milliards d’euros. Soit 5,3% du PIB, la somme des valeurs produites par la France en un an. Au point que Marine Le Pen intègre ce coût dans le chiffrage de son programme présidentiel :

Le rapport Bichot avait chiffré en 2009 le coût de l’insécurité à 115 milliards d’euros par an.

C’est donc d’un obscur “rapport Bichot” que Marine Le Pen tire le principal argument chiffré pour sa politique sécuritaire. Du nom de Jacques Bichot, que Le Figaro présente comme un professeur émérite de l’université Lyon III, et dont ledit rapport a été publié par l’Institut pour la justice (IPJ), un think tank sécuritaire dont l’UMP ne renie pas les idées.

Préjudice diffus

Publié en avril 2010, le rapport de Jacques Bichot intitulé Le coût du crime et de la délinquance” [PDF] prend en fait un peu plus de précautions que Marine Le Pen – mais dans les formes seulement. Dès l’introduction, l’auteur précise qu’il s’est livré à “une évaluation prudente” du coût de la délinquance, mesuré entre juillet 2008 et juin 2009. Sans concéder cependant que ses calculs agrègent les données les plus fantaisistes, avec des données se rapportant à des crimes et à des délits bien réels.

Ainsi, l’auteur entreprend (p.24) de quantifier financièrement le sentiment d’insécurité créé par les crimes et les délits chez les 50 millions d’adultes Français.

Il faut enfin évaluer les externalités – notamment le sentiment d’insécurité engendré par les homicides. Celui-ci peut varier selon les périodes, et selon la médiatisation des faits. S’il se produit des attentats terroristes meurtriers, la crainte peut augmenter sensiblement. Dans la situation actuelle, l’estimation sera modeste : on peut faire l’hypothèse qu’en moyenne chacun des 50 millions d’adultes donnerait bien dix euros par an si cela permettait de réduire fortement le nombre des homicides. Soit 500 millions d’euros pour le préjudice diffus d’insécurité.

Et un tel sentiment d’insécurité engendre de menues dépenses. Dans les fameux 115 milliards d’euros sont ainsi compris les frais privés de sécurité. Qui atteignent tout de même les 2 milliards d’euros. Une estimation qui comprend par exemple l’achat d’un chien (ou d’un système d’alarme) car “beaucoup de ménages comptent en partie sur leur chien pour les protéger contre les visites importunes”. Ami des bêtes, Jacques Bichot explore toutes les pistes et cherche à se montrer pondéré. Exemple dans les dépenses liées aux atteintes à l’environnement, plutôt gonflées, il soustrait une “infraction d’utilité publique” constituée par le braconnage des sangliers :

“S’agissant du sanglier, cet animal inflige de graves nuisances aux humains sur les jardins desquels il jette son dévolu : lorsque cette espèce prolifique se multiplie sans que l’administration relève les quotas de prises comme cela serait son devoir, ceux qui expédient, fut-ce illégalement, quelques sangliers dans nos assiettes, protègent en fait l’environnement”

La délinquance informatique n’échappe pas non plus à son expertise. D’après lui, les ménages dépenseraient ainsi 4,1 milliards d’euros par an pour se prémunir de “messages spams non infectés”. Qu’il intègre au coût de l’insécurité en France. La démonstration est sans appel :

“Le spam non infecté (…) se traduit par un grand gaspillage de temps – et la perte de messages utiles confondus avec les indésirables. Une demi-heure perdue par semaine, 50 semaines par an, cela fait 25 heures par internaute, soit environ 250 euros de préjudice direct.”

En y ajoutant pêle-mêle une estimation de la production marchande et non-marchande qui aurait pu être réalisée par la victime d’un meurtre, si elle n’avait été trucidée, et l’addition atteint vite des sommets.

Cependant, l’ensemble du travail profite d’un vernis de crédibilité, déposé lorsque l’auteur évalue les conséquences financières de crimes bien réels. Jacques Bichot consacre ainsi de longs développements au coût des viols perpétrés chaque année en France (p.25). Il affirme :

Mettre un équivalent monétaire sur un viol est évidemment une gageure. Basons-nous sur le « tarif » appliqué aux blessés hospitalisés des accidents de la route : les séquelles ne sont certainement pas moindres dans le cas d’un viol, blessure dont la cicatrisation est particulièrement difficile, sinon impossible, et qui s’accompagne dans certains cas de la peur de représailles exercées par le criminel dénoncé à la Justice. Sur cette base on obtient :
134 000 euros x 15 000 = 2 010 millions d’euros

Deux milliards d’euros par an pour ”une estimation prudente de 15 000 viols”, puisque Jacques Bichot additionne les viols sur mineurs, les viols sur majeurs. Mais surtout les viols pour lesquels les victimes n’ont pas porté plainte – et qui ne sont donc pas estimables puisqu’ils ne figurent dans aucune base de données ministérielle (bien que leur réalité ne soit pas contestable, il semble difficile de les inclure dans un tel exercice statistique). S’agissant des conséquences, il propose de chiffrer le coût du “sentiment d’insécurité sexuelle” :

“Le sentiment d’insécurité est évidemment très différent selon que l’on est homme ou femme, jeune ou vieux – encore que les viols de personnes âgées ne soient pas tellement rares ; selon que l’on habite à tel ou tel endroit et que l’on effectue tel ou tel trajet pour se rendre à l’école ou au travail ; selon que l’on a tel ou tel entourage à l’école, au travail, à la maison de repos ou de retraite. (…) Les Français donneraient probablement plus pour éradiquer la menace sexuelle que la menace vitale – disons deux fois plus, ce qui fait monter à 1 milliard d’euros le coût de l’insécurité sexuelle.”

Lobbying de la peur

Le rapport Bichot a donc été diffusé par l’IPJ, une “association fondée par des citoyens soucieux de lutter contre les dysfonctionnements de la justice pénale”, comme l’indique sa page de présentation. Comme le remarquait le site Slate.fr en novembre dernier, l’IPJ a usé d’un lobbying intensif en matière de “durcissement des peines de prison et de lutte contre la récidive”, au point d’être reçu par le ministre de la Justice suite à “l’affaire Laetitia”, à Pornic, en mai 2011.

Plus largement, l’IPJ a acquis une “légitimité auprès des élus de droite”. Parmi lesquels Nicolas Dupont-Aignant, candidat à l’élection présidentielle du parti Debout la république, Eric Ciotti, conseiller sécurité de Nicolas Sarkozy, ou encore des membres du Front national.

Jacques Bichot, lui, dans un livre intitulé Les enjeux 2012 de A à Z, Abécédaire de l’anti-crise (éd. AFSP/L’Harmattan), à paraître le 11 février prochain, publie une défense en bonne et due forme du parti d’extrême droite :

“Cette formation politique [le Front national, NDLR], dont le Président a recueilli entre 10 % et 17 % des voix aux quatre dernières élections présidentielles, fait l’objet d’un fort ostracisme de la part de ceux qui se disent « républicains ». (…) Si d’aventure, sur un sujet particulier, quelqu’un a des positions assez voisines de celles du Front national, il doit au minimum, pour rester « politiquement correct », expliquer que cela ne signifie en aucune manière qu’il soit sympathisant de cette organisation, et en dénoncer le caractère fascisant.”

Ancien Président de Familles de France, Jacques Bichot est également une “personnalité amie” de l’Association pour la fondation de service politique, qui vise à défendre la “parole des chrétiens dans les grands débats de société”. Il y côtoie notamment des députés du Mouvement pour la France, le parti souverainiste dirigé par Philippe de Villiers. Loin de cacher ses amitiés pour les thèses monarchistes, Jacques Bichot accorda d’ailleurs une interview au journal de l’Action française le 13 juillet 1993.

Lors d’un discours sur l’insécurité aux dernières Journées d’été du Front national, Marine Le Pen louait la “récente étude de Jacques Bichot, économiste et professeur émérite à Lyon III”. L’aura des 115 milliards d’euros n’aura pas fait mouche qu’au parti frontiste cependant. Son coût de la délinquance a servi d’amorce à la mission parlementaire sur la prévention de la délinquance publiée en décembre 2010. Et rédigée par Jacques-Alain Bénisti, député UMP du Val-de-Marne, à la demande du Premier ministre François Fillon.


Illustration et couverture par Loguy pour OWNI

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