Deux pays abandonnent la biométrie

Le 1 février 2012

La France se prépare à accepter de ficher l'ensemble de la population à partir de ses données biométriques, comme le montrent les débats d'aujourd'hui à l'Assemblée nationale. Ailleurs, en Grande-Bretagne et au Pays-Bas, de tels projets ont été développés mais vite abandonnés, en raison des risques qu'ils impliquent en termes de libertés publiques. Et de leur manque de fiabilité.

En 2009, Adam Laurie, figure du monde de la sécurité informatique, réussissait à cloner une carte d’identité “sécurisée” britannique, puis à en modifier les données, en 12 minutes. En 2006, il avait mis 48 heures. La Grande-Bretagne fait partie de ces pays qui, à l’instar des États-Unis, n’avaient pas de carte d’identité. Le projet, très controversé, notamment par les partis situés à la droite de l’échiquier politique, a finalement été enterré.

Pour son tout premier discours de politique générale, Nick Clegg, le nouveau vice-Premier ministre libéral-démocrate britannique, avait en effet déclaré, en mai 2010, vouloir mettre un terme la société de surveillance (“database stage“, en VO), mot d’ordre qui avait constitué l’essentiel de sa campagne politique :

Il est scandaleux que les gens respectueux des lois soient régulièrement traitées comme s’ils avaient quelque chose à cacher.

Fichez les tous !

Fichez les tous !

Ce mercredi, dans une relative discrétion, l'Assemblée nationale a adopté un texte permettant de ficher la quasi totalité ...

Evoquant un “big bang” politique, et une “révolution du pouvoir” visant “la liberté du plus grand nombre, et non pas le privilège de quelques-uns“, Nick Clegg avait déclaré vouloir réinstaller “les fondamentaux de la relation entre l’État et le citoyen” afin de “rendre le pouvoir au peuple“, et mettre un terme aux dérives sécuritaires du précédent gouvernement labour (de “gauche“).

Nick Clegg avait alors annoncé l’abandon du projet de carte d’identité, du fichage de l’ADN des suspects, et un encadrement plus strict du recours à la vidéosurveillance. De fait, en février 2011, le ministre de l’Intérieur britannique détruisait les 500 disques durs contenant les identifiants des 15 000 personnes ayant accepté de servir de cobaye au projet de cartes d’identité, et décidait de le médiatiser en en publiant les photos sur Flickr, et une vidéo sur Youtube.

De 20 à 25% d’erreurs

Au Pays-Bas, le ministère de l’Intérieur demandait de son côté, en avril 2011, que l’administration cesse d’utiliser les empreintes digitales contenues dans les passeports néerlandais en matière de vérification ou d’identification des Hollandais en raison d’un trop grand taux d’erreur.

Dans la foulée, le ministre de l’Intérieur demandait également que soient effacées les empreintes digitales détenues par les administrations locales, et qu’il soit interdit d’utiliser les bases de données existantes.

D’octobre à novembre 2009, le maire de la ville de Ruremonde (Roermond, en néerlandais) avait en effet effectué un test pour vérifier les empreintes digitales lors de l’émission de documents de voyage. Or, les empreintes de 21% des 448 personnes venues s’enrôler dans le système étaient de si piètre qualité qu’elles n’étaient pas vérifiables.

Le 27 avril 2011, le ministre de l’Intérieur évoquait même un taux d’erreur de 25%, et décidait de bloquer, temporairement, le stockage des empreintes digitales.

En mai, le ministère de l’Intérieur déclarait avoir demandé à la société française Morpho, ex Sagem Identification (qui avait emporté le marché en 2004) de mandater des experts afin d’effacer de manière totale et définitive l’ensemble des empreintes digitales collectées, d’ici la fin 2011, début 2012.

Dans ce même courrier, le ministre de l’intérieur précisait également que sur les 4,8 millions de demandes de passeports effectuées, aux Pays-Bas, entre septembre 2009 et avril 2011, la prise d’empreintes digitales n’avait pas été physiquement possible dans 48 000 cas, soit 1% des demandeurs. Ce qui n’explique pas le taux d’erreurs de 20 à 25% rencontré par ailleurs.

En Juin 2011, l’ancien ministre de l’Intérieur reconnAISSAIT LUI AUSSI que le taux d’erreur allait à l’encontre des objectifs affichés, en matière de sécurisation de l’identité :

Il est devenu clair que l’inclusion des empreintes digitales dans les documents de voyage est qualitativement inadéquat.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la reconnaissance biométrique, tout comme la preuve par l’ADN, relève d’un calcul complexe de probabilité : elle ne permet pas d’authentifier à coup sûr l’identité d’un individu, mais d’indiquer la probabilité qu’il s’agit bien de lui… ou pas, et l’on a déjà vu des experts de la police technique et scientifique identifier, à tort, des innocents sur la base de leurs identifiants biométriques, et même de leurs empreintes génétiques (voir ADN: quand les “experts” se trompent).

Un autre courrier, daté de septembre 2011, fait le point sur l’effacement des empreintes digitales. Le ministère de l’Intérieur explique avoir demandé à Morpho d’être assisté par des “experts” afin de s’assurer que même les “traces résiduelles” des empreintes digitales soient effacées. Morpho, de son côté, lui répondait qu’il lui serait “possible” de développer une mise à jour du système cette année, et de le tester début 2012.

En juin 2010, Sagem Identification (filiale de Morpho, groupe Safran) se félicitait d’avoir remporté l’appel d’offres international lancé par le Ministère néerlandais de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume :

À partir du 1er octobre 2011, Sagem Identification fabriquera, personnalisera et distribuera les nouveaux documents de voyage fournis aux ressortissants néerlandais (passeports électroniques et cartes nationales d’identité) pour une durée de sept ans, renouvelable pour trois ans. Plus de 3 millions de documents seront ainsi réalisés chaque année.

Contactée pour savoir où elle en était de l’effacement des empreintes digitales, et du devenir de ce qu’elle devait commencer à fabriquer depuis octobre 2011, Morpho n’a pas répondu à nos questions.

Le pouvoir du lobby

Lobbying pour ficher les bons Français

Lobbying pour ficher les bons Français

Dans une relative discrétion, l'idée de créer un fichier de 45 à 60 millions de Français honnêtes a reçu un accueil ...

N°1 mondial des empreintes digitales, la société Morpho est aussi à la tête du Groupement des industries de composants et systèmes électroniques (Gixel), le lobby français des industriels de l’électronique.

En 2004, constatant que “la sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux libertés individuelles“, le Gixel avait décidé de “faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles“, avec des méthodes pour le moins douteuses, qui lui avaient valus un Big Brother Awards. Le lobby proposait en effet aux pouvoirs publics et aux industriels de recourir à plusieurs méthodes, accompagnées d’un “effort de convivialité (et) par l’apport de fonctionnalités attrayantes” afin de “faire accepter la biométrie” :

Éducation dès l’école maternelle, les enfants utilisent cette technologie pour rentrer dans l’école, en sortir, déjeuner à la cantine, et les parents ou leurs représentants s’identifieront pour aller chercher les enfants.

Comme OWNI l’avait évoqué dans l’enquête sur ce lobbying pour ficher les bons Français, ce sont pas moins de quatorze représentants des industriels adhérents au Gixel qui ont défilé dans le bureau du rapporteur de la proposition de loi au Sénat, contre “seulement” deux représentants du ministère de la justice, six du ministère de l’Intérieur, deux représentants de la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) et deux autres du Comité consultatif national d’éthique, un représentant de la Ligue des droits de l’homme, du Conseil national des barreaux et de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales.

Sénateurs et députés ne cherchent même pas à cacher le fait que le fichier des “gens honnêtes” vise aussi et avant tout à soutenir ces industriels, comme s’en était notamment expliqué Jean-René Lecerf, l’auteur de la proposition de loi :

Les entreprises françaises sont en pointe mais elles ne vendent rien en France, ce qui les pénalise à l’exportation par rapport aux concurrents américains.

Au Sénat, Jean-René Lecerf a justifié pourquoi il se rangeait au projet de l’Assemblée nationale et de Claude Guéant qui, contrairement aux sénateurs, veulent autoriser une exploitation policière du fichier des “gens honnêtes“, en expliquant que cela coûterait trop d’argent, et que cela risquerait de pénaliser les entreprises françaises, “les plus performantes au monde“, face à leurs concurrents…


Photos et illustrations par Ynse (CC-by) et Sochacki/Flickr (CC-bysa) remixées par Ophelia Noor pour Owni

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