Serbie: Faites du foot, pas la guerre

Le 28 janvier 2011

Après la condamnation prononcée contre les hooligans responsables de la mort du supporter toulousain Brice Taton, Anaïs LLobet est allée enquêter sur les milieux extrémistes du football: entre Serbes et Bosniens, la guerre est déclarée.

Dix ans après les guerres qui ont ravagé les Balkans, la Serbie n’est toujours pas en paix. La preuve avec son football, malade de l’hooliganisme : pas de match sans bagarres, émeutes ou drapeaux d’anciennes provinces serbes brûlés… En septembre 2009, un supporter toulousain, Brice Taton, était tombé sous les coups des hooligans serbes. Alors que des peines de 4 à 35 ans de prison ont été prononcées contre les responsables de sa mort, retour sur le football serbe, rêvé comme instrument de paix et devenu arme de guerre.

Comme chaque samedi, la petite Jelena joue au football. Elle s’échauffe, puis se lance sur le terrain avec entrain. Première passe à Hazema, une Bosniaque musulmane. Deuxième passe à Alena, une orthodoxe de Bosnie. Jelena aussi est orthodoxe, mais d’origine serbe.

Son coach, Simo Tumarčić, sait que la scène n’est pas banale. Il est très fier de ses petites protégées. “Depuis le début, il n’y a eu aucune dispute, aucun incident”, explique-t-il en souriant. “Les filles sont très unies entre elles”. Simo, 30 ans, est bosniaque. S’il a décidé d’entraîner cette équipe multiculturelle, c’est parce que l’Association Cross Cultures Project (CCPA) le lui a proposé, avec un bon salaire à la clé. Mais aussi parce qu’il est convaincu qu’ “à travers le football, les enfants peuvent dépasser la haine de leurs parents, la haine de la guerre”.

Renouer le dialogue grâce au football

Une guerre qu’a bien connue Anders Levinsen, le fondateur danois de la CCPA. Pendant les deux conflits qui ont ravagé les Balkans de 1991 à 2001, il faisait partie des Casques Bleus de l’ONU chargés de pacifier la Bosnie et la Serbie. “Oui, j’ai vu l’horreur de la guerre, se souvient-il, mais j’ai surtout vu que la paix serait impossible tant que des plateformes de communication ne seraient pas reconstruites entre les anciens ennemis”.

Proposer des rencontres officielles entre les maires de deux villages, c’est encore un peu prématuré quand ils se sont entretués la veille. Alors, pour les réunir, il prend le prétexte du football. En 1999, à la frontière serbo-bosnienne, il organise une rencontre entre cent enfants serbes et cent enfants bosniens. Les équipes sont toutes multiculturelles. “C’était la fête, la paix retrouvée !, se rappelle-t-il avec joie. Il n’y avait pas que des enfants, mais aussi leurs parents, des gens qui faisaient office de coachs, d’arbitres ou de traducteurs. Et beaucoup de membres des administrations locales”.

Après la guerre, Anders Levinsen décide de continuer l’aventure. Il crée des Open Fun Football Schools et y entraîne des enfants serbes aussi bien que bosniens et bosniaques. Sans oublier les coachs, qui viennent de tous les Balkans. “Ce sont des écoles qui ont pour mission d’apprendre le football, mais surtout la paix”, souligne le Danois.

Le football, école de la paix… à condition qu’il n’y ait pas de matches

Pour Anders Levinsen, “le football, c’est l’instrument le plus facile et le moins cher pour faire la paix.” A une condition cependant : que les équipes ne s’affrontent jamais. Ainsi, pas de match de football à la CCPA. “Dès qu’on essaie d’en organiser un, il y a des problèmes, se justifie Anders Levinsen, les Serbes veulent jouer à part et les Bosniens aussi. Ca devient vite l’affrontement entre deux équipes et ça n’est pas notre conception du football”.

Bogdan, lui, a une autre conception du football. Bogdan est serbe, il a 28 ans et il refuse de donner des interviews autrement que par téléphone, via des cabines publiques qu’il quitte toutes les dix minutes pour s’assurer qu’il n’est pas suivi par la police. Bogdan est chômeur, ce qui lui permet d’être “hooligan professionnel”, comme il aime à le répéter. Pour lui, le football sans les matches, ce n’est pas du sport. “D’ailleurs, j’y connais pas grand chose au foot, la stratégie et tout ça. Moi ce qui m’intéresse,  c’est les matches, l’affrontement sur le terrain, la tension entre les deux équipes”.

Un prétexte pour faire la guerre

Bogdan soutient le Partizan, l’un des meilleurs clubs de Serbie. Chaque dimanche, dans les tribunes, Bogdan est au premier rang, il agite un drapeau soit aux couleurs du club, soit à celles du Kosovo, l’ancienne province serbe devenue indépendante en 2008. “Il n’y a pas un match où je ne finis pas par me battre avec un supporter de l’équipe adverse”, fanfaronne Bogdan. Les bagarres qu’il préfère ? “Celles avec les équipes de Bosnie, comme tout le monde : on préfère taper local. Brice Taton, c’était surtout une erreur de cible, même si ça devait servir à certains qui voulaient faire pression sur le gouvernement”, explique Bogdan.

Pour lui, les matches n’ont aucun enjeu sportif. Ils représentent un simple prétexte pour exister aux yeux des autorités. “Les matches, ça nous permet d’être visibles aux yeux des hommes politiques. On leur rappelle qu’on est là et que la prochaine fois qu’ils font la connerie de brader la Serbie, on brûlera plus qu’une ambassade”, explique-t-il. En février 2008, au lendemain de l’indépendance autoproclamée du Kosovo, l’ambassade américaine avait été incendiée lors d’émeutes réunissant des milliers de jeunes Serbes, menés par un noyau dur d’hooligans. Bogdan faisait partie d’entre eux. “Faut pas croire les médias, on est très populaires en Serbie”, affirme Bogdan. “On est comme une force politique, et notre seul programme, c’est de faire ce dont tous les Serbes rêvent : nous vengeons notre pays. Le football, c’est notre façon de faire la guerre”.

“Le football est souvent le microcosme de la guerre, remarque Franklin Foer, un miroir où se réfléchissent toutes les tensions de la société”. Auteur du bestseller Comment le football explique le monde, l’Américain est passionné par les relations incestueuses entre football et politique. Pour lui, “l’exemple le plus marquant en est la Serbie, notamment avec le match de 1990, qui annonçait la guerre” [voir encadré]. Parfois signe avant-coureur qu’un conflit est sur le point d’exploser, le football peut aussi être un acteur à part entière de ce dernier. Arkan, leader des supporters de l’Etoile Rouge avant que la guerre n’éclate, l’avait bien compris. Celui qui allait devenir l’un des principaux chefs génocidaires serbes formait les supporters au maniement des armes, sur les terrains mêmes du club. Lorsque la guerre a commencé, ces mêmes supporters ont très vite intégré la milice des “Tigres d’Arkan”, responsables de nombreux nettoyages ethniques au cours de la guerre.

Le football, des passions nationalistes refoulées

Alors le football, instrument de guerre plutôt que de paix ? Tout dépend qui manipule “cet instrument d’influence très puissant” pour Rubin Zemon, chercheur à l’Institut Euro-Balkan. Or, dans le cas des Balkans, “ce sont malheureusement les nationalistes qui savent le mieux s’en servir”, remarque le chercheur.

Dans la Yougoslavie dirigée d’une main de fer par Tito, les nations n’avaient pas le droit de cité ; encore moins lors des matches où s’affrontaient des équipes multiculturelles. Les drapeaux et autres symboles nationaux étaient immanquablement raflés par la police. Des passions nationalistes refoulées de force et qui ont fini par éclater lors des guerres des années 1990. “Après la guerre, elles ont envahi les stades”, explique Rubin Zemon. “Grâce à un discours qui mélange esprit revanchard et fierté serbe, les nationalistes ont réussi à séduire les jeunes des milieux défavorisés, ceux-là mêmes qui constituent le gros des supporters”.

Parmi eux, Emil*. Ce supporter de l’Etoile Rouge l’avoue volontiers, c’est dans les tribunes des stades qu’il s’est forgé une opinion politique. “Avant, je ne m’intéressais pas à la politique. Et puis avec d’autres supporters, on a commencé à en parler, à participer aux manifestations”, raconte Emil. “J’ai compris ce que ça voulait dire d’être serbe, j’ai compris que je me battrai toute ma vie pour que le Kosovo reste à nous et pour que les autres peuples nous respectent”. Même chose pour Bogdan. C’est dans les stades qu’il a appris les hymnes nationalistes et les frontières de la Grande Serbie, qui englobent le Monténégro, le Kosovo, la Macédoine, la Croatie, une partie de la Bosnie-Herzégovine et certains territoires albanais, roumains, bulgares et hongrois. “Dans les tribunes, j’ai appris ce qui fait de moi un Serbe”, lance Bogdan, non sans fierté.

“Le football canalise la violence”

Mais si Bogdan est devenu hooligan, “ce n’est pas seulement par conviction”, avoue-t-il à demi-mots. C’est aussi parce qu’à 28 ans, il n’a toujours pas trouvé de travail “et qu’il n’a que ça à faire”. Avec un chômage qui touche presque 30% de sa population active, la Serbie occupe la première place en Europe. “Mon pays, j’en suis fier mais c’est un cauchemar économique”, regrette Bogdan. “Le football me fait oublier que je n’ai pas d’avenir”, renchérit Emil, le jeune supporter de l’Etoile Rouge. Lui aussi vient des quartiers pauvres. Grâce à une bourse, il étudie dans l’une des meilleures facultés de Belgrade, mais sait que “ça ne servira à rien de toute façon”.

“Si les jeunes trouvaient du travail, il n’y aurait plus d’hooliganisme”, prédit Ivan Stojič, qui co-dirige l’équipe du football du FK Rad Belgrade, l’un des cinq meilleurs clubs serbes. “Après tout, les valeurs du football ne sont pas négatives en soi, elles permettent parfois aux jeunes de ne pas sombrer dans la drogue ou la criminalité”. Il ajoute : “les problèmes arrivent quand les jeunes n’ont pas grand-chose à faire d’autre que d’aller aux matches  parce qu’ils sont au chômage. Alors ils attendent chaque dimanche avec impatience – et ils se défoulent pendant le match…” Pour Franklin Foer, le chercheur américain, ce n’est pas plus mal que “le football canalise cette violence ». « Ce serait pire si elle sortait des stades”, souligne-t-il.

Un gouvernement complice ?

Sauf que la violence des supporters en sort souvent. Ne serait-ce que pour atteindre nos écrans de télévision, comme lors du match Italie-Serbie à Gênes, le 12 octobre 2010: les chaînes du monde entier retransmettent les images d’un jeune hooligan serbe qui brûle un drapeau albanais. Le match a tout de suite été interrompu.

Quelques jours plus tard, le journal serbe Politika révèle que pour cette nuit d’émeute qui a affolé l’Europe et mis en déroute la police italienne, les hooligans auraient été payés plus de 200.000 euros. “Par qui ? La mafia, les nationalistes ? Comme sur l’affaire Brice Taton, le gouvernement n’a pas l’air de vouloir mener l’enquête plus loin“, s’indigne Jean-Arnault Dérens, rédacteur en chef du Courrier des Balkans et historien spécialiste de la région. “Peut-être parce que ça ne déplaît pas au gouvernement qu’un drapeau albanais brûle sur tous les écrans de télévision ?” Dans une cabine téléphonique au fond de Belgrade, la voix de Bogdan l’hooligan serbe, revient comme en écho : “Nous faisons tout ce que les Serbes rêvent de faire : nous vengeons notre pays…”

* le prénom a été modifié à la demande de l’intéressé

EMIL, 19 ans, supporter de l’Etoile Rouge : “Je serais capable de tuer pour protéger le club”

Je soutiens l’Etoile Rouge depuis toujours. Dans ma famille, on est supporters depuis sa création. Mon grand-père était l’un des premiers supporters de l’équipe ! Il me racontait qu’avant, les hymnes étaient surtout des chants de prolos – d’autant plus que l’Etoile Rouge est le “club du peuple”, tandis que le Partizan, nos ennemis, sont le “club des militaires”. Aujourd’hui, nos hymnes sont beaucoup moins communistes et bien plus nationalistes, tant mieux.

J’ai commencé à aller au stade à 14 ans, avec des amis. Aujourd’hui, j’y vais tous les dimanches. Je suis étudiant en marketing, à l’une des meilleures universités de Belgrade. Mais je m’en fiche de mes études, de toute façon elles ne me servent à rien. Je serai chômeur comme les autres. Ici la vie n’est pas seulement dure, elle est aussi très répétitive. Le match du dimanche, c’est vraiment notre seul plaisir de la semaine. Je deviendrais fou si jamais on m’empêche d’y aller ! On les attend avec impatience. Le pire, c’est le lundi : il reste six longs jours avant le match suivant, j’ai l’impression de devenir fou.

Tous les jours, je pense à l’Etoile Rouge, je chante nos hymne, je regarde nos vidéos, je répète nos slogans. Avec mes amis, on passe des heures à en parler, c’est la seule chose qui nous rende de bonne humeur. Avant les matches, on aime bien se réunir dans un bar pas loin du stade, on boit un verre pour chaque joueur de l’équipe, on se rappelle les plus beaux buts.

Comme tous mes amis, je suis un supporter à part entière. On nous appelle les Delije, les « braves ». L’Etoile Rouge, c’est ma vie. Franchement, je l’aime autant que j’aime mes parents, ma ville et mon pays. Je suis capable de tuer si on essaie de lui faire du mal. C’est comme si on touchait à ma famille. Je dois tout à l’Etoile Rouge : le club m’a appris à devenir un Serbe, mais aussi à devenir un homme.

Parfois, pour laver l’honneur de l’Etoile Rouge, je suis obligé de me battre. La semaine dernière, j’ai dû taper avec mes amis sur un gars du Partizan parce qu’il avait insulté notre club. On lui a cassé un bras et deux-trois côtes. Je n’aime pas forcément la violence mais pour l’Etoile Rouge, il ne faut pas me chercher, je suis capable de tout.

Propos recueillis par Anaïs LLobet

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Crédits photo: Flickr CC attawayjl, caitlinator, dustpuppy

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